24 HEURES DU MANS 2025 : QUAND LE SERVEUR SE TROMPE DANS LA COMMANDE…

« — Votre plat du jour, Monsieur, Ferrari 499P confite 24 heures, sauce safranée. Bonne dégustation !
— Mais !… Garçon !… Ce n’est pas du tout ce que je voulais, j’ai déjà eu la même chose les deux dernières fois ! »
(image générée par IA)
 

Tous les passionnés d’Endurance attendaient avec une grande impatience cette quatre-vingt treizième édition qui s’annonçait telle un festin de roi. Au final, la plupart des convives, en dehors des tifosi du cheval cabré, sont restés sur leur faim, moi le premier, au point que j’en rumine encore ce repas inachevé.

Depuis plus de 20 ans, mon pèlerinage annuel aux 24 Heures du Mans suit un rituel immuable, que je partage avec tous mes accompagnants : après une mise en bouche déjeunatoire sous forme d’un steak frites, accompagné comme il se doit, pour les majeurs, d’une pinte de bière, sur l’Avenue Nationale d’Arnage histoire de se mettre dans l’ambiance, départ au niveau de la courbe Dunlop, puis cheminement jusqu’au Tertre Rouge, puis retour en sens inverse jusqu’au Village en fin d’après-midi ; la nuit, courbe Dunlop pour admirer les disques de freins qui montent au rouge, ligne droite des stands pour profiter de leur ambiance magique, virage du Karting encore plus spectaculaire en nocturne, avant d’aller recharger les batteries ; dimanche matin dans le cadre différent et (de moins en moins) champêtre des virages d’Arnage puis de Mulsanne, pour finir par revenir pour la fin de la course vers la zone centrale du circuit et se poser là où on peut encore trouver de la place… pour réaliser chaque année que, finalement, ces 24 Heures sont passées bien vite !

Et, point d’orgue de ce circuit, le traditionnel gueuleton du samedi soir, pour profiter à la fois d’un espace de respiration et de calme bienvenu, et d’une certaine modération propre à la province dans les prétentions tarifaires des bons restaurants (enfin, certains). C’est ainsi que pendant près d’une vingtaine d’années, l’Auberge du Rallye à Fillé sur Sarthe fut mon repaire jusqu’à sa revente, remplacée depuis par l’Auberge des blés d’or à Ruaudin, dont j’appris également la revente il y a quelques jours à l’issue d’un repas nettement moins mémorable que les autres années, ceci expliquant cela sans hésitation. J’ai donc 12 mois pour trouver un nouveau spot gastronomique !

Ce n’est pourtant pas à cette déception papillaire que le titre de ce billet fait référence, mais bel et bien au plat de résistance du week-end, la course. En effet, qu’avions nous commandé ? Une course palpitante, promise par « un plateau jamais vu », avec du suspense, des rebondissements, de la bagarre, bref, un plat bien relevé à l’aide des épices « made in WEC & ACO ». Au lieu de cela, que nous a-t-on servi ? Une tambouille assaisonnée à la BoP (un condiment récemment mis à l’honneur, or on connait les limites de la « nouvelle cuisine »), qui s’est avérée indigeste dès les premières heures de course, pour aboutir à une épreuve longue comme un jour sans pain, napée d’une sauce épaisse à base d’ingrédients archi-connus depuis les 2 précédentes éditions, en tentant de masquer la redite par une touche colorielle plus safran que tomate. Le genre de menu qui, paradoxalement, reste sur l’estomac tout en laissant sur sa faim.

Dans les faits, l’espoir porté par la première ligne 100% Cadillac pour leurs fans dont, je l’assume, je fais partie essentiellement pour le délice sonore de leur V8, ne vécut pas au-delà du premier tour, terrassé par Porsche qui s’avérera autrement plus combatif contre le rouleau, pas à pâtisserie mais compresseur, italien. Car c’est bien ce dernier qui, dès la deuxième heure, tuera sans pitié et sans pudeur aucune, tout suspense de course, en se hissant progressivement (en l’espace de quelques tours tout au plus) aux trois premières places pour très égoïstement très peu les partager par la suite. Un double tour d’horloge aux allures de procession face à laquelle je capitulai en fin de dimanche matin en annonçant à mes accompagnants qui, cette année, dépendaient aussi de moi en tant que chauffeur : « si on en reste sur ce triplé, on part 1 heure avant l’arrivée pour éviter les bouchons ! ». Une attitude qui me ressemble peu, et qui sera fort heureusement remise en cause par la remontée miraculeuse mais sans espoir de la Porsche #6.

L’hégémonie Ferrari a un fort goût de déjà vu. Manque de bol, il se trouve que cette équipe ne suscite en moi aucune sympathie particulière et, facteur aggravant, je fais partie de ceux, minoritaires, qui trouvent la 499P moche (quand, en parallèle, je fais partie de ceux, minoritaires eux aussi, qui trouvent la 963 belle si l’on excepte ses optiques AV). Autant dire qu’après les victoires de 2023 et 2024, j’étais déjà à satiété, et que cette édition m’aura poussé jusqu’à l’indigestion…

Non seulement la lutte pour le podium fut quasiment inexistante, mais celles pour les places d’honneur le furent tout autant. Tout au plus les françaises nous offrirent-elles un os décharné à ronger pour savoir qui, de l’A424 ou de la 9X8, aurait l’honneur flétri d’être la première à figurer à la porte des points. Et ce n’est pas le plat digne d’un trompe l’œil de Top Chef consistant à faire croire que la Peugeot était en tête, alors qu’il s’agissait juste d’un fugace effet de sa stratégie décalée de ravitaillement, qui m’aura fait avaler cette gamelle famélique. Une médiocrité synonyme de crève-cœur pour l’ancien Peugeot Sport époque 908 que je suis…

Les Cadillac ayant joué les amuse-bouche, vite avalés et vite oubliés, on pourrait dire que les Aston Martin HY ont été les mignardises, le petit quelque chose dont on n’a plus trop besoin à la fin, mais qui fait tout de même du bien quand on réalise qu’elles finissent toutes les deux leurs premières 24 Heures sans souci majeur de fiabilité et sans être distancées outre mesure. L’indulgence bienveillante des fans cette année, grandement favorisée par la musique de leur V12, bien qu’étouffée par rapport aux évolutions enregistrées sur d’autres circuits, ne se répétera sans doute pas si le niveau de performance ne s’élève pas dans 1 an.

Quant aux BMW HY, elles n’ont que trop fait penser au pain, présent tout au long du repas, dont invariablement il reste les deux quignons un peu rassis à la fin dans la corbeille, tels les classements désolants de ces autos, dus à une fiabilité plus que perfectible -euphémisme- qui n’a fait qu’empirer un niveau de performance déjà en retrait…

Et il ne fallait pas compter sur les GT3 pour agrémenter la pitance ! Non seulement elles paraissent toujours « posées » comme en 2024, mais en plus elles ne font plus aucun bruit. Mais où sont passés les borborygmes des V8 américains ou les vocalises des 911 ? Quel est l’intérêt de voir passer une Corvette avec un bruit de sèche-cheveux si ce n’est espérer qu’elle contribue à animer quelque peu la course des Hypercar en jouant la chicane mobile ?

Bref, sportivement on s’est ennuyés ferme et je suis loin d’être le seul à le dire, il n’y a qu’à lire le site de référence Endurance-Info pour trouver pléthore d’avis convergents. Comment a-t-on pu en arriver là ? Pour alimenter le débat, permettez-moi de vous emmener dans les arcanes de la controversée BoP, la fameuse « Balance of Performance ». Une réglementation que l’on trouve, de ci de là, en sport auto, en IMSA par exemple, et dont l’esprit consiste, comme son nom l’indique, à égaliser/lisser le niveau de performance entre les compétiteurs.

Pour faire simple (de toutes façons je suis limité pour rentrer dans cette « pensée complexe » d’ingénieur), les autos répondent, dès la conception, à un cahier des charges technique qui fixe déjà beaucoup de paramètres : dimensions des voitures et des composants, poids, niveau sonore, résistance aux chocs… Là-dessus vient donc s’ajouter une BoP basée sur le poids, la puissance moteur avant et après 250 km/h, et l’énergie embarquée lors du ravitaillement, qui vient tenter d’égaliser les performances entre les voitures. Et comme si ça ne suffisait pas, en Endurance ce n’est pas une BoP qui s’applique, mais 2 : une pour le WEC, qui tient notamment compte des résultats des 3 dernières courses, et une pour les 24 Heures du Mans qui se cantonne aux paramètres d’homologation.

Vous me suivez ? Si c’est toujours le cas, je vais peut-être arriver à vous perdre avec le fameux tableau que tous les concurrents espèrent ou redoutent quelques jours avant l’épreuve, et qui influe grandement sur les performances relatives des autos.

Le fameux tableau de BoP des 24 Heures du Mans 2025. Que le premier non ingénieur qui y comprend quelque chose
en croisant les paramètres entre eux me fasse signe ! (source : endurance-info.com)

Pour ceux que je n’ai pas encore perdus en chemin, permettez-moi quelques réflexions philosophiques : certes, la BoP a pour objectif louable de faire en sorte qu’aucun constructeur ne soit trop « largué » par rapport aux meilleurs. Objectif atteint de prime abord (sauf pour Peugeot) : moins de 2 tours d’écart entre le premier et le dixième au général des 24 Heures 2025 soit moins de 4 minutes, à mettre en perspective avec les courses à l’époque des Groupe C où les écarts se chiffraient en tours complets… Le reflet d’une discipline qui tend de plus vers un Grand Prix de F1 de bout en bout, les bagarres en moins quand la piste est si longue comme ici. Ceci étant, l’écart entre le premier et le deuxième (14 secondes) est du même ordre qu’en 2011, alors que la BoP n’existait pas…

On peut ne pas être en phase (c’est mon cas) avec cette approche qui nivelle le mérite : ce n’est pas parce que certains développent avec plus de talent (et/ou de moyens ?) qu’ils pourront l’exprimer pleinement sur la piste.

Au-delà, cela pose le problème d’une règle à la fois occulte et arbitraire. Comme vous le voyez ci-dessus, le paramétrage est absolument incompréhensible pour les passionnés et néanmoins profanes en technique dont je suis, et qui représentent sans doute l’immense majorité des spectateurs. Ce tableau ne parle qu’à un ingénieur, et encore… De plus, il est publié très tardivement avant l’épreuve, ne laissant aucune marge de manœuvre aux concurrents. On a d’ailleurs vu, une année précédente, une modification de BoP entre les essais et la course… ce qui pourrait inciter certains (suivez mon regard…) à cacher leur jeu aux essais. Plus complexe et plus mystérieuse qu’une Boîte Noire de Top Chef, son élaboration est digne de la potion magique de Panoramix, avec une recette aussi bien gardée que celle de la sauce du Big Mac. Et surtout, il est formellement interdit à quelque concurrent que ce soit d’oser l’évoquer, et encore moins la remettre en cause publiquement sous peine de grave excommunication ; il n’est qu’à voir les tortillements de la communication de Peugeot Sport dès avant l’épreuve, déjà au bord de l’asphyxie, et qui souhaiterait hurler son injustice sans être autorisée à le faire…

Plus préoccupant à mon sens, le problème de l’évolution encadrée des voitures, avec des possibilités ultra limitées de changements de versions (les fameux « Jokers Evo »). Ça partait d’un bon sentiment : limiter les coûts en limitant le budget de développement. Résultat : ça fait 3 ans que Ferrari gagne Le Mans avec une auto clairement (et intelligemment) développée pour ça, et le reste de la concurrence ne peut que compter les points et les trophées perdus, alors que le développement technologique est l’essence du sport auto. Ça veut aussi dire que, possiblement, certains nouveaux entrants, Genesis, Ford, Mc Laren, pourraient arriver avec de nouveaux concepts propres à balayer la concurrence existante, sans que celle-ci ait la capacité de réagir ?

Plus encore que la BoP, qui fera toujours parler à l’infini, par son principe et par son application, je pense que la limitation des évolutions des voitures devrait être revue pour libérer la créativité technologique naturelle. Trop de cost saving risque de tuer le cost saving. Comment peuvent réagir les board de Stellantis et Renault pour prolonger leur engagement sportif après cette course ? Continuer à dépenser pour si peu de visibilité ? Dépenser à nouveau pour se remettre à niveau et défendre ses chances ? Pourquoi pas… non, c’est interdit par le règlement !

Pour moi, le vrai risque est là. L’Endurance risque vite de se scléroser, passé l’effet de jouvence de l’arrivée de nouveaux concurrents.

Pour finir, voici mes Fourchettes d’Or :

  • La circulation routière, avant, pendant et après l’événement ;
  • Les toilettes : il y a sans doute eu un Chef de Projet nommé exprès sur ce dossier, et il a sacrément bien bossé, c’est la première année sans odeurs ni « décorations » malvenues ;
  • La billetterie numérique sans couac, ce qui n’était pas gagné ;
  • Les écrans géants en bord de piste, en nombre suffisant ;
  • Le système lumineux sur le côté des autos permettant de connaître leur classement instantané, très pratique ;
  • La fiabilité générale des autos, notamment celle des Hypercar ;
  • La Porsche 963 qui a ressuscité après un début de saison inexistant en WEC ;
  • Toyota qui garde son « fighting spirit » quoiqu’il arrive ;
  • Le Manthey Racing en GT, décidément une grande équipe d’exploitation ;
  • La météo sèche et pas trop chaude, idéale pour les spectateurs.

Et mes Cuillères de Bois :

  • Du monde… encore du monde… partout du monde… impossible de voir le départ correctement même en arrivant 1 heure avant… une affluence sans précédent pour accéder à Arnage dimanche matin avec une queue de plusieurs dizaines de mètres… pire encore qu’en 2024, la jauge maxi a été atteinte, c’est franchement étouffant et l’ACO doit revoir sa copie pour atteindre un confort minimal ;
  • La fan zone qui a chassé le camping historique le long de La Chapelle : encore un petit bout de souvenirs pittoresques qui s’en va dans ce coin-là, après les arbres des désormais mal nommés « S de la forêt », les jardins ouvriers du Tertre Rouge…
  • Une restauration de masse (notamment à la chicane Dunlop) faiblement qualitative avec un rapport qualité/prix indécent ;
  • Une épidémie de roues mal serrées puis baladeuses dans toutes les catégories ;
  • Peugeot : il va bien falloir finir par assumer que la 9X8 est une voiture ratée qui ne s’imposera jamais ;
  • Cadillac : non seulement les autos manquent d’un step en performance, mais elles ont fait grise mine en fiabilité avec 50% d’abandons (les seuls en Hypercar même si BMW n’en est pas passé loin) ;
  • BMW, justement : sale, nul, deux (pour ceux qui ont la réf) ;
  • Des GT3 qui n’assurent aucun spectacle, à commencer par une absence sonore totale, même de la part des V8.

Vous l’aurez compris, ce qui s’annonçait comme un festin gargantuesque a plutôt tourné à l’indigestion de viande chevaline, ce qui m’a laissé frustré à mon retour de Sarthe. Je pense qu’il y aurait une réflexion à mener, qu’elle concerne les autos déjà en piste ou celles à venir, à la fois pour ne pas renier celles qui ont déjà fait l’effort d’être là, et pour ne pas décourager de nouveaux entrants. Quoiqu’il en soit, le gel des spécifications techniques, même s’il part d’une bonne intention -dont on sait que l’enfer en est pavé- est contraire à l’esprit de compétition et d’innovation qui prévaut habituellement en sport automobile, et particulièrement en Endurance.

J’espère que les agapes seront plus conformes aux espérances l’an prochain, que ce soit sur la piste ou dans ma parenthèse du samedi soir. D’ailleurs, si vous avez une idée pour mon rituel épicurien, un resto semi-gastro pas trop loin du circuit… je suis preneur !

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